CHAPITRE X
Monk quitta Londres par le dernier train pour Douvres afin de monter sur le premier bateau du matin en partance pour Calais, et rejoindre Vienne en passant par Paris. Le voyage lui prendrait trois jours et huit heures, à condition que tout aille bien, qu’il ne se perde pas en route, qu’il ne rencontre ni retard ni panne mécanique. Un ticket de seconde classe coûtait huit livres, cinq shillings et six pence.
En n’importe quelle autre occasion, le voyage l’aurait fasciné. Il aurait été absorbé par le paysage, les villes qu’il traversait, l’architecture, les vêtements et les manières des habitants. Ses compagnons de route l’auraient particulièrement intéressé, même s’il ne comprenait pas leur conversation et devait se contenter de se fier à ce que l’observation et la connaissance de la nature humaine lui apprenaient. Mais il était trop préoccupé par ce qu’il allait trouver à Vienne, et à chercher les questions qu’il poserait afin de tirer quelque vérité des portraits enjolivés qu’on ne manquerait pas de lui brosser.
Le voyage sembla interminable ; il perdit toute notion du temps et de l’espace. Il était enfermé avec des étrangers dans un compartiment capitonné qui tanguait et cahotait, cependant que la lumière du jour laissait place à l’obscurité dense d’un soir d’automne ou que la pluie crépitait aux carreaux, brouillant la vision des fermes, des villages et des forêts dénudées.
Il dormit par à-coups. C’était difficile puisqu’il n’avait pas la place pour s’allonger, et, après la première nuit, ses muscles protestèrent contre le manque d’activité. Il ne pouvait parler à personne : les autres passagers de son compartiment ne comprenaient que le français ou l’allemand. Il échangea des hochements de tête et des sourires polis, mais cela ne suffisait pas à briser la monotonie.
Qu’est-ce qui signerait le succès ? La preuve que Niemann était coupable ? La possibilité de ramener à Londres des informations qui soulèveraient un doute raisonnable ? Quoi, par exemple ? Personne n’avouerait, en tout cas pas sous une forme utilisable. Le témoignage sous serment d’une dispute, de dettes, d’une vengeance ? Qu’est-ce qui suffirait, outre la preuve que Niemann était allé à Londres ?
Par ailleurs, Monk prenait le risque d’accuser, et peut-être de calomnier, un innocent.
Il retourna tout cela dans sa tête pendant les longues journées et les nuits entrecoupées de sommeil cependant que le train traversait la France, l’Allemagne, l’Autriche, et finalement la banlieue de Vienne avant de s’arrêter au cœur de la ville.
Monk se leva, récupéra son bagage, le dos et les jambes douloureux, la bouche sèche et la tête bourdonnante de fatigue. Il mourait d’envie de respirer l’air pur et de marcher au-delà de quelques mètres sans être ballotté et sans être obligé de s’effacer toutes les trente secondes pour laisser passer d’autres voyageurs.
Il descendit au milieu des nuages de vapeur, des claquements de portes, des ordres tonitruants, des embrassades bruyantes, des appels aux porteurs, ou des demandes d’aide dont il ne comprenait pas un traître mot. Il empoigna son unique valise d’un air égaré et se mit à marcher sur le quai en vérifiant qu’il avait toujours dans ses poches l’argent et les lettres de Callandra et de Pendreigh. Il chercha la sortie, se bagarra pour trouver un fiacre dont le cocher le comprendrait suffisamment pour le conduire à l’ambassade britannique.
Ses habits étaient froissés et sales, chose qu’il avait en horreur, et il était si fatigué qu’il ne pensait plus clairement, quand enfin on le déposa au pied de l’ambassade de Sa Majesté britannique auprès de la cour de l’empereur François-Joseph Ier d’Autriche-Hongrie. Il régla la course en monnaie autrichienne, et, d’après le regard surpris du cocher, comprit qu’il l’avait grassement payé. Il gravit les marches, sa valise à la main, conscient de ressembler à un Anglais dans le besoin à la recherche d’une aide financière. Sa fierté en souffrait.
Il lui fallut encore une heure et demie avant que ses lettres lui obtiennent une audience auprès d’un haut fonctionnaire de l’ambassade, qui lui expliqua que Son Excellence serait encore absorbée par des affaires d’État pour les deux prochains jours, au moins. Toutefois, s’il ne désirait qu’un interprète et un guide, on pourrait certainement accéder à sa demande. Le haut fonctionnaire abaissa les yeux sur la lettre de Pendreigh ouverte sur son bureau, et Monk crut lire sur son visage davantage de respect que d’affection. Cela ne le surprit pas. Pendreigh était un personnage important, un ami pour certains peut-être, mais un ennemi redoutable pour d’autres. Mais on aurait pu dire la même chose de Monk lui-même. Il reconnaissait en Pendreigh l’impatience, l’ambition et la propension à juger.
— Je vous remercie, accepta Monk avec raideur.
— J’enverrai quelqu’un demain matin, répondit le fonctionnaire. Où êtes-vous descendu ?
Monk posa son regard sur sa valise puis sur l’homme et haussa légèrement les sourcils. La question avait été posée avec condescendance, et tous deux le savaient.
Le fonctionnaire rosit.
— L’hôtel Bristol est très bien. Il n’est pas très attirant de l’extérieur, mais l’intérieur est magnifique, surtout si vous aimez le marbre. La nourriture y est excellente. Le personnel parle un très bon anglais et il sera ravi de vous aider.
— Je vous remercie.
Grâce à l’argent de Callandra et de Pendreigh, les tarifs hôteliers lui importaient peu.
— Je vous serais reconnaissant de demander à la personne qui viendra me prêter son concours de se présenter à neuf heures au plus tard afin que j’entame cette affaire de la plus haute urgence aussitôt que possible. Vous êtes au courant, je n’en doute pas, de la mort tragique de la fille de Mr. Pendreigh, Elissa von Leibnitz, qui a été autrefois une sorte d’héroïne à Vienne.
Monk s’aperçut avec satisfaction, en voyant l’homme rougir, qu’il n’était pas au courant.
— Bien sûr, mentit le fonctionnaire. Veuillez, je vous prie, transmettre mes condoléances à la famille.
— Je n’y manquerai pas.
Monk prit sa valise et sortit dans la nuit froide, fouetté par le vent mordant.
Il s’était levé, avait déjeuné et attendait depuis quelque temps, de mauvaise humeur, lorsqu’un jeune homme blond, de quatorze ou quinze ans à peine, l’approcha dans le magnifique hall en marbre de l’hôtel. Il était svelte, ses joues semblaient avoir été fraîchement frottées, sans doute à cause du vent glacial. Il ressemblait davantage à un collégien qu’à un domestique.
— Mr. Monk ? demanda-t-il avec une certaine excitation qui confirma l’impression de Monk.
Il arrivait probablement de l’ambassade pour prévenir que son père, ou son frère, viendrait l’aider dans l’après-midi, ou, pis, le lendemain.
— Oui ? Tu as un message pour moi ? répondit Monk d’un ton sec.
— Pas exactement, monsieur.
Ses yeux bleus pétillaient.
— Je m’appelle Ferdinand Gerhardt, monsieur. Je suis le neveu de l’ambassadeur. On m’a dit que vous cherchiez un guide et un interprète pour vous aider dans vos démarches à Vienne. Je serais enchanté de vous offrir mes services.
Il se tenait au garde-à-vous, poli, empressé, curieux mélange de collégien anglais et de jeune aristocrate autrichien. Il ne claqua pas tout à fait les talons.
Monk était furieux. On lui avait envoyé un enfant, comme s’il souhaitait passer une semaine à visiter la ville. Il eût été inexcusable de se montrer grossier, mais il ne pouvait perdre son temps ni l’argent de Callandra à faire du tourisme.
— Je ne sais pas trop ce qu’on t’a dit, répondit-il le plus aimablement possible, mais je ne suis pas ici en vacances. Une femme a été assassinée à Londres, et je cherche des renseignements sur son passé à Vienne, et des amis à elle susceptibles de m’aider à découvrir la vérité. Si j’échoue, un innocent risque d’être pendu… très prochainement.
Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent, mais il fit de son mieux pour garder un calme qu’il croyait plein de dignité.
— Je suis navré de l’apprendre, monsieur. Cela semble affreux. Par où voulez-vous commencer ?
— Quel âge as-tu ? demanda Monk en s’efforçant de dissimuler la colère qu’il sentait monter.
Deux très jolies femmes passèrent à côté d’eux en leur jetant un regard curieux.
— Quinze ans, monsieur, répondit Ferdinand, droit comme un I. Mais je parle couramment anglais. Je vous traduirai tout ce que vous voudrez. Et je connais parfaitement Vienne.
Du rose teintait cependant ses joues.
Monk ne se souvenait plus de ses quinze ans. Il était embarrassé et en colère, et il ne savait par où commencer.
— Les faits sur lesquels j’enquête se sont déroulés quand tu avais à peu près deux ans ! dit-il entre ses dents. Ce qui va te limiter considérablement, quelle que soit ta maîtrise de la langue anglaise !
Ferdinand était tout aussi embarrassé, mais il ne renonçait pas facilement. On lui avait donné une mission d’adulte et il avait bien l’intention de la remplir avec honneur. Son regard ne flancha pas lorsque Monk l’examina, mais ses yeux reflétaient la tristesse et le défi.
— Quelle année, exactement, monsieur ?
— 1848. J’imagine que tu as appris ça à l’école.
Ce n’était pas une question, mais une observation plutôt acerbe.
— Pas vraiment, admit Ferdinand. Il n’y a pas deux récits qui se ressemblent. J’aimerais bigrement connaître la vérité ! Ou en tout cas, plus que ce que j’en sais.
Il promena son regard dans le hall où un petit groupe de gentlemen venait d’entrer et discutait dans un coin. Deux femmes assises dans des fauteuils rembourrés échangeaient des ragots distrayants, penchées l’une vers l’autre afin de réduire la distance imposée par le gonflement de leurs robes.
— Comptez-vous rester à Vienne quelque temps ? s’enquit Ferdinand. Dans ce cas, vous feriez mieux de chercher à vous loger dans la Josefstadt, ou quelque part par là. En outre, c’est moins cher. C’est là que se trouvent les cafés où les gens viennent pour discuter politique… et préparer la sédition. C’est du moins ce qu’on prétend, ajouta-t-il vivement.
Monk n’avait pas le choix, sauf à errer seul, désarmé, sans comprendre un traître mot ; ainsi, avec toute la gratitude dont il était capable, il accepta. Il régla la note, quitta l’hôtel, et, sa valise à la main, suivit Ferdinand dans les rues d’une ville inconnue, ne sachant comment s’atteler à une tâche qui s’avérait de plus en plus absurde.
— Vous pouvez m’appeler Ferdi, si vous voulez, monsieur, dit le garçon, qui surveillait Monk attentivement comme s’il n’était pas seulement un étranger, mais un individu dépourvu des capacités élémentaires de survie, telles que regarder avant de traverser une rue, ou prendre soin de ne pas être séparé de son guide afin d’éviter de se perdre.
Sans doute avait-il des jeunes frères ou sœurs dont on lui confiait parfois la garde. Au prix d’un immense effort de volonté, Monk s’efforça de s’en amuser plutôt que de s’en offusquer.
Ils passèrent le gros de la matinée à chercher un logement convenable et Monk finit par opter pour une petite pension de famille dans le quartier bon marché où vivaient les étudiants et les artistes.
— Des révolutionnaires, l’informa Ferdi avec discrétion afin de ne pas être entendu.
— Est-ce que tu as faim ? demanda Monk.
— Oui, monsieur ! répondit aussitôt Ferdi.
À peine eut-il accepté qu’il sembla gêné. Un gentleman ne se reconnaissait peut-être pas volontiers de tels besoins, mais il était trop tard pour se rattraper.
— Mais je peux attendre, naturellement, si vous préférez interroger les gens d’abord, ajouta-t-il.
— Non, allons déjeuner, dit Monk d’un air malheureux.
L’affaire prenait mauvaise tournure. Il avait fait croire à Callandra qu’il pourrait apprendre quelque chose d’utile alors qu’il était incapable de commander ne fût-ce qu’une tranche de pain, une tasse de thé ou – ce qui était sans doute plus facile à trouver – un café !
— Parfait, dit gaiement Ferdi.
Il commanda comme prévu un café, et, tout en mastiquant un excellent steak, demanda à Monk qui il recherchait précisément.
— Un certain Max Niemann. Mais j’ai d’abord besoin d’en savoir le plus possible sur lui avant de le rencontrer.
Il avait décidé de dire la vérité à Ferdi, du moins en partie. Il n’avait pas grand-chose à perdre.
— Il se peut que ce soit lui qui ait tué cette femme, à Londres.
Voyant le visage de Ferdi se décomposer, il réalisa qu’il n’avait pas le droit de le mettre si peu que ce soit en danger.
— Si tu veux m’aider, il faudra faire exactement ce que je te dis ! déclara-t-il d’un air sévère. Si jamais il t’arrive malheur, je suis sûr que la police me jettera en prison et je ne serai pas près de rentrer en Angleterre.
— Ce serait infiniment regrettable, acquiesça gravement Ferdi. Je suppose que ce que vous allez faire présente certains dangers.
C’était complètement ridicule ! Effondré, Monk s’efforçait néanmoins de ne pas sombrer dans le désespoir.
Ferdi semblait enthousiaste et attentif.
— Qu’est-ce que vous aimeriez que je demande, monsieur ? Qu’est-ce que vous avez vraiment besoin de savoir, outre l’identité de l’assassin de cette pauvre lady ?
— Dis que je suis un romancier anglais qui écrit un livre sur les événements de 1848, commença-t-il, échafaudant un plan crédible au fur et à mesure. Tâche de trouver le plus de témoignages que tu peux. Les personnes qui m’intéressent se nomment Max Niemann, Kristian Beck et Elissa von Leibnitz.
— Formidable ! s’exclama Ferdi, les yeux brillants d’excitation.
Le reste de la journée fut largement consacré à interroger des gens au hasard et à essuyer des refus plus ou moins nets. Lorsqu’il regagna son nouveau logement, Monk se sentait perdu et incompétent. Il resta allongé dans le noir, regrettant la présence d’Hester à ses côtés.
Maudits soient les Autrichiens ! Il fouillerait dans le passé ! Il trouverait la clé ! Au pis, Max Niemann lui dresserait un portrait du Kristian du soulèvement de 1848. Mais avant de le rencontrer, il écouterait les récits des autres témoins de l’époque afin de juger de la véracité du témoignage de Niemann.
Il finit par s’assoupir, un plan bien arrêté en tête, et, lorsqu’il se réveilla, affamé, il faisait grand jour.
Avec moult sourires et hochements de tête, la logeuse lui servit un excellent petit déjeuner, agrémenté de gâteaux un peu trop sucrés pour son goût, mais avec le meilleur café qu’il ait jamais bu. Répétant inlassablement des « danke schön », il lui rendit son sourire, puis se mit en route avec un Ferdi lavé de près, impatient, et qui avait passé la soirée et une bonne partie de la nuit à relire des comptes rendus de la révolution de 1848. Il avait la tête pleine de faits et de récits, embellis par la légende. Il les transmit à Monk avec un fol enthousiasme tout en se dirigeant vers le magnifique Parlement et ses jardins enchanteurs.
— Ça a plus ou moins commencé en plein mois de mars, expliqua Ferdi. Il y avait déjà eu un soulèvement en Hongrie et ça s’est propagé jusqu’ici. La Hongrie est grande, vous savez. Six ou sept fois plus que l’Autriche ! Les nobles et le haut clergé devaient se rencontrer au Landhaus. C’est sur la Herrengasse, précisa-t-il en pointant un doigt, là-bas. Je peux vous y emmener si vous le désirez. Bref, ils exigeaient toutes sortes de réformes, surtout la liberté de la presse et le limogeage du prince de Metternich. Des étudiants, des artisans et des ouvriers envahirent le bâtiment. Vers une heure, un bataillon de grenadiers italiens tira dans la foule et tua plus de trente personnes. Vous savez, ce n’étaient pas des criminels ni des pauvres ou des enragés comme pendant la révolution française de 1789.
Ils parvinrent à l’Auerstrasse et durent attendre plusieurs minutes pour traverser avant que la circulation le leur permette.
— Celle-là, c’était une vraie révolution, reprit Ferdi. La nôtre fut terminée en un an.
Il sourit d’un air d’excuse.
— Tout est plus ou moins redevenu comme avant. Naturellement, le prince de Metternich a été chassé, mais de toute façon il avait soixante-quatorze ans, et il était là depuis bien avant Waterloo ! s’exclama-t-il, incrédule, comme s’il n’imaginait pas qu’on pût vivre si longtemps.
Monk dissimula un sourire.
— Ils dressèrent des barricades dans toute la ville, poursuivit Ferdi en calquant son pas sur celui de Monk. Mais c’est surtout la trentaine de morts qui obligea le prince de Metternich à s’exiler.
Un éclair de pitié éclairait son visage juvénile.
— Ça doit être dur quand on est si vieux. Enfin, en mai les insurgés avaient chassé la Cour de Vienne – l’empereur Ferdinand et toute sa suite. Ils se réfugièrent à Innsbruck. En fait, il y eut des émeutes un peu partout cette année-là.
Il coula un regard vers Monk pour s’assurer qu’il écoutait.
— À Milan et à Venise, ce qui nous donna des problèmes. Ils sont aussi des nôtres, vous savez, même si ce sont des Italiens. Vous le saviez ?
— Oui, répondit Monk en se rappelant son propre voyage à Venise et les fiers Vénitiens qui fulminaient sous le joug autrichien. Oui, je le savais.
— Il y avait l’empire allemand au nord-ouest, l’empire russe au nord-est, et nous au milieu, reprit Ferdi en allongeant le pas pour rester à hauteur de Monk. Bon, en mai, ils formèrent un comité de salut public… comme les Français, sauf qu’on n’avait pas la guillotine et qu’on n’a pas tué grand monde.
Monk ne sut s’il en était fier ou déçu.
— Vous devez bien en avoir tué un peu ? intervint-il.
— Oh, je pense bien ! On ne s’en est pas privé en octobre. On a pendu le ministre de la Guerre, le comte Baillat de Latour… à un réverbère. Quand je dis on, la foule, bien sûr ! Ensuite ils ont chassé le gouvernement et le parlement à Olmütz… c’est en Moravie, au nord d’ici, en Bohême. (Il poussa un profond soupir.) Mais ça n’a rien donné. L’aristocratie et les classes moyennes – c’est-à-dire nous, j’imagine – soutinrent le maréchal Windischgrätz et l’insurrection fut écrasée. C’est certainement à ce moment-là que vos amis se sont montrés très courageux et ont fait toutes ces choses que vous cherchez à découvrir.
— En effet, acquiesça Monk.
Il promena son regard sur les rues animées avec leur magnifique architecture tout en essayant d’imaginer Kristian et Elissa à l’époque où ils se battaient pour réformer un pays appuyé sur des forces colossales. Il avait vu partout les superbes façades des bâtiments gouvernementaux. Quelle flamme avait brûlé en eux pour oser s’attaquer à un tel pouvoir ? Ils devaient aimer passionnément leur cause, y être dévoués corps et âme.
Il vit à la tête de Ferdi qu’il s’était posé la question, lui aussi.
— Il faut que je trouve les gens qui figurent sur ma liste, dit Monk à haute voix, ceux qui étaient là à l’époque et connaissaient mes amis.
— Allons-y ! fit Ferdi, rouge de plaisir.
Emporté par son enthousiasme, il accéléra si bien que ce fut au tour de Monk d’allonger le pas pour le suivre.
— Avez-vous de quoi payer un fiacre ?
L’après-midi, ils virent les rues où les barricades avaient été dressées, et même les trous dans les murs où les balles avaient ricoché. Ils dînèrent dans un des cafés où des jeunes gens s’étaient rassemblés autour d’une table éclairée par une bougie, préparant la révolution, un nouveau monde de liberté, ou pleurant la mort de leurs amis, peut-être dans un silence seulement rompu par le crépitement de la pluie sur les carreaux et des bruits de pas dans la rue.
Monk et Ferdi mangèrent leur soupe en silence, chacun perdu dans ses pensées, qui étaient sans doute étrangement similaires. Monk s’interrogeait sur le lien qui rattachait ceux qui partageaient l’espoir et le sacrifice de ces temps troublés. Qu’est-ce qui pouvait bien arriver ensuite dans une existence dépourvue d’intérêt pour briser un lien aussi fort ? Celui qui n’avait pas pris part au danger et à l’espoir pouvait-il entrer dans le cercle restreint des insurgés ou être autre chose qu’un spectateur ?
Dans la lueur des chandelles, avec le murmure des conversations aux tables voisines, Monk aurait pu se croire transporté treize ans en arrière. Ferdi, dont le visage juvénile était éclairé par la lumière dorée d’une bougie plantée dans une bouteille de vin, aurait pu être un des leurs. Sauf que les rêves s’étaient envolés, il ne flottait plus dans l’air ce parfum du danger, l’excitation s’était éteinte, l’heure n’était plus aux sacrifices, mais au confort, à la prospérité d’une minorité, et aux lois de l’ancien régime, accompagnées des règlements et des exclusions d’un autre âge. Le pouvoir était toujours aussi puissant, les pauvres n’avaient pas droit à la parole.
Malgré la défaite de la révolution, Monk enviait Kristian et Max. Il n’avait pas le souvenir d’avoir agi pour le bien de son peuple, de s’être battu pour une cause, d’avoir eu un idéal. Il ne savait même pas si des idées l’avaient suffisamment passionné pour qu’il se batte et meure pour elles, pour qu’il s’associe à d’autres et forme cette amitié profonde basée sur la confiance réciproque, et traverse la vie avec des liens plus forts que ceux du sang et de la naissance, de l’éducation et de l’ambition, faisant de lui une partie d’un tout qui survivrait à chacun de ses membres.
Il avait seulement approché cela en se battant pour la justice, avec Hester, puis avec Oliver Rathbone et Callandra. C’était la même impression, la même volonté de réussir parce que la cause était plus importante que la souffrance ou le prix à payer, la fatigue ou la fierté. C’était comme un amour qui les grandissait tous.
Comment se pouvait-il que Kristian, ou Max Niemann, ait assassiné Elissa, quand bien même elle aurait changé depuis ?
Il repoussa sa tasse de café et se leva.
— Demain, nous devrons trouver les gens qui ont combattu en mai et en octobre, annonça-t-il à Ferdi qui se leva à son tour. Ceux de ma liste. Je ne peux plus attendre. Commence à te renseigner. Trouve n’importe quel prétexte, mais trouves-en un.
La première conversation utile manqua de naturel parce qu’elle était traduite avec enthousiasme par Ferdi, et elle traîna davantage en longueur que si Monk avait parlé allemand.
— Quelle époque ! s’exclama le vieil homme en sirotant avec délice le vin que Monk avait commandé.
Il avait insisté pour que Ferdi boive de l’eau, au grand désespoir de ce dernier.
— Bien sûr que je m’en souviens. C’est pas si vieux, même si ça donne l’impression de remonter à des lustres. S’il n’y avait les morts, on croirait que ces temps n’ont jamais existé.
— Connaissiez-vous les participants ? demanda Ferdi avec fougue.
Il n’avait pas besoin de faire semblant. L’exaltation se lisait dans ses yeux brillants et dans le tremblement de sa voix.
— Bien sûr ! J’en connaissais des tas. Les meilleurs, ceux qui ont survécu et les autres.
Il débita une demi-douzaine de noms.
— Max Niemann, Kristian Beck, Hanna Jakob, Ernst Stifter, Elissa von Leibnitz. Celle-là, je ne l’oublierai jamais. C’était la plus belle femme de Vienne. Un vrai rêve, une flamme dans les ténèbres de l’époque. Aussi courageuse qu’un homme… plus, même !
Ferdi s’illumina. Il se pencha en avant, lèvres entrouvertes.
Monk s’efforça d’avoir l’air sceptique, mais il avait vu le tableau d’Allardyce, et il savait ce que le vieil homme voulait dire. Ce n’était pas la perfection physique, ni même la délicatesse des traits, c’était la passion qui l’habitait, la force de sa vision qui la rendaient unique. Elle avait eu le pouvoir d’entraîner les autres dans ses rêves.
Le vieil homme regarda Monk d’un air de reproche. Il dit quelque chose à Ferdi qui le traduisit à Monk en souriant.
— Il me demande de vous dire que si vous ne le croyez pas, vous n’avez qu’à interroger les autres. Dois-je lui répondre que c’est bien votre intention ?
— Oui, acquiesça vivement Monk. Parle-lui de Niemann et de Beck, mais sans t’emballer.
Ferdi ignora le conseil avec une grande dignité. Il s’adressa au vieil homme et Monk fut obligé d’écouter pendant un quart d’heure une conversation animée, surtout un monologue du vieux témoin, entrecoupé des questions de plus en plus enflammées de Ferdi. Le jeune homme ne cessait de couler des regards vers Monk, lui enjoignant de ne pas les interrompre.
Dès qu’ils se retrouvèrent dehors, sous la pluie, fouettés par le vent glacial, Ferdi résuma avec excitation ce qu’il avait appris :
— Max Niemann était l’un des héros. Il s’est battu pour les réformes dès le début, pas comme certains qui ont attendu de voir la tournure des événements, ou se sont souciés de ce que leurs amis et leurs parents penseraient d’eux !
Ils étaient parvenus à un carrefour, lorsqu’un fiacre qui passait en trombe les éclaboussa. Monk recula d’un bond, mais Ferdi, trop absorbé par son récit, fut trempé jusqu’aux genoux. Sans se formaliser ni même s’en rendre compte, il attendit que la voie soit libre pour traverser. Monk dut hâter le pas pour le rattraper.
— Et il était courageux, reprit Ferdi. Il était sur les barricades quand les combats ont commencé. Elissa von Leibnitz aussi. Il m’a raconté une anecdote ; en octobre, quand ça chauffait vraiment, après qu’ils eurent pendu le ministre à la lanterne, quand l’armée chargea, plusieurs jeunes gens tombèrent dans la rue. Frau von Leibnitz s’empara d’un revolver et s’avança en criant et en tirant sur les soldats. Elle savait se servir d’une arme, et elle n’avait pas peur. Elle les a repoussés seule, et les a contenus pendant que ses camarades emportaient les blessés à l’abri, derrière les barricades.
— Où était Kristian ? demanda Monk. Et Max ?
— Max était parmi les blessés, répondit Ferdi en s’assurant que Monk le suivait dans l’obscurité. Kristian essayait d’empêcher un blessé de perdre tout son sang. Il maintenait d’une main une compresse sur la blessure de l’homme, tout en gesticulant et en criant à Elissa d’arrêter, et aux autres d’aller l’aider.
— Mais Elissa n’était pas elle-même blessée ?
— Apparemment non. Une autre femme, une certaine Hanna, était avec eux. Elle faisait partie de ceux qui étaient allés secourir les blessés. Elle portait aussi des messages à leurs alliés au gouvernement.
— Pouvons-nous lui parler ? demanda Monk avec empressement.
— J’ai posé la question, expliqua Ferdi, soudain plus grave. Mais il croit qu’elle faisait partie des tués. Toutefois, il m’a indiqué approximativement où habitait toujours Max Niemann. C’est un citoyen très respectable à présent. Les autorités n’ont pas oublié de quel côté il avait combattu, mais elles ne peuvent se permettre de punir tous les révolutionnaires, sinon la situation deviendrait vite explosive. Herr Niemann est tenu en haute estime. Mais ce n’est pas tout ! Il semble que votre ami Herr Beck aussi ait été un grand héros. Non seulement il était courageux, mais c’était un chef écouté et respecté. Il avait l’audace d’affronter l’ennemi en face, savait jusqu’où aller et quand s’arrêter. Il était plus dur que Niemann et toujours prêt à prendre des risques.
— Tu es sûr ?
Cela ne ressemblait pas à l’homme que Monk connaissait. Ferdi avait sans doute confondu avec Niemann.
— Beck, c’est le médecin, dit-il.
— Bon, il a peut-être confondu, admit Ferdi, mais il avait l’air absolument certain !
Monk ne discuta pas. Il était épuisé, glacé jusqu’aux os, les pieds endoloris et ils étaient à près de deux kilomètres de la pension de famille.
— Nous recommencerons demain, dit-il. Nous parlerons à d’autres personnes de la liste.
— Entendu ! s’écria Ferdi. Nous n’avons pas encore trouvé quelque chose d’utile… n’est-ce pas ? demanda-t-il en jetant un regard anxieux à Monk.
Ce dernier avait son idée sur la question.
— Pas encore. Mais nous y arriverons, dit-il avec conviction. Peut-être demain, pourquoi pas ?
Le lendemain matin, Ferdi se présenta de bonne heure, et, tout ragaillardi, avait déjà établi un plan pour continuer leurs recherches. Cette fois, ils rencontrèrent une charmante femme, sans doute âgée d’une vingtaine d’années à l’époque des troubles, et qui était, treize ans plus tard, bien en chair et prospère.
— Bien sûr que je connaissais Kristian, dit-elle avec un sourire en les faisant entrer dans son salon où elle leur offrit du café et de délicieux gâteaux fondants, bien qu’il fût encore tôt. Et Max aussi. Quel homme adorable !
— Kristian ? interrogea vivement Monk, qui suivait, grâce à Ferdi, une partie de la conversation. Elle parle de Kristian ?
Mais apparemment, c’était Max qu’elle trouvait adorable.
— Pas Kristian ? insista Monk.
Peu à peu, Ferdi tira d’elle un portrait de Max doté d’un sens de l’humour empreint d’ironie et d’une loyauté sans faille. Oui, bien sûr, il était amoureux d’Elissa, tout le monde le voyait ! Mais elle aimait Kristian et ça avait mis un terme à l’affaire.
Y avait-il de la jalousie ? La femme haussa les épaules et regarda Monk en émettant un petit rire triste et contrit. Bien sûr qu’il y en avait, mais seuls les imbéciles luttent contre l’inévitable. Kristian était le chef, celui qui avait le courage de réaliser ses rêves, le cran de prendre les décisions et d’en payer le prix. Mais c’était il y avait bien longtemps. Elle s’était mariée depuis, et elle était mère de quatre enfants. Kristian et Elissa avaient émigré à Londres. Max vivait très bien, quelque part dans le quartier Neubau, pensait-elle. Monk restait-il longtemps à Vienne ? Savait-il que Herr Strauss le jeune avait été nommé chef d’orchestre de la garde nationale pendant le soulèvement[2] ? Non ? Eh bien, si. Mr. Monk ne pouvait pas visiter Vienne sans aller écouter Herr Strauss.
Monk promit qu’il irait, la remercia de son hospitalité et pressa Ferdi de prendre congé.
Ils virent deux autres personnes figurant sur la liste de Kristian qui confirmèrent ce que Monk et Ferdi avaient déjà appris. D’après ces deux Viennois, les révolutionnaires combattaient par petits groupes, et celui qui était dirigé par Kristian Beck comportait sept ou huit membres. Max Niemann, Elissa, et Hanna Jakob en avaient fait partie dès le début. Une demi-douzaine d’insurgés s’étaient joints à eux. Quatre avaient été tués, deux sur les barricades, un en prison, et Hanna Jakob avait été torturée puis achevée d’une balle parce qu’elle avait refusé de trahir ses compagnons.
Écœuré, Monk fut forcé d’écouter un Ferdi choqué et blême lui relater ces horreurs dans le confort douillet de la pension de famille qu’ils avaient regagnée, les mains glacées par le vent mordant d’une journée ensoleillée où l’on sentait néanmoins l’approche de la neige.
Devant la cheminée, assis face à Ferdi à une table supportant un plateau avec du cake et de la bière, dans le jour déclinant, Monk essaya d’imaginer comment Kristian avait réagi en apprenant la mort d’Hanna. Elle avait fait partie des leurs. Sa vie était aussi précieuse que la leur. Était-il resté assis dans une pièce confortable – à la même époque de l’année, quand il faisait si froid dehors – en pensant à Hanna, tuée par leurs ennemis, qui s’était tue pour les sauver ? Quelle culpabilité avait-il ressentie simplement parce qu’il était en vie, lui ? Qu’avaient-ils fait pour la sauver ? Ou avaient-ils appris trop tard la nouvelle de sa capture ?
— On dirait que le Dr. Beck était un véritable agitateur, remarqua Ferdi. Ils le respectaient tous parce qu’il n’ordonnait jamais à personne de faire quelque chose qu’il n’aurait pas osé accomplir lui-même. Il avait une vision de l’avenir, il savait où menaient ses décisions, le prix qu’elles risquaient de coûter.
Ferdi baissa les yeux et poursuivit d’une voix plus basse :
— Il détestait vraiment le commandant d’une division de police, le comte von Waldmuller. Il y avait une sorte de… querelle entre eux, parce que le comte était un fervent admirateur de la discipline militaire, et croyait que certains étaient nés pour commander, d’autres pas. Il était très rigide. Lui et le Dr. Beck se détestaient, ça empirait de jour en jour.
— Que lui est-il arrivé ? questionna Monk.
— Il reçut une balle au cours d’un combat, en octobre, répondit Ferdi avec satisfaction. Pendant les combats de rue, il conduisait l’armée contre les barricades et le Dr. Beck dirigeait les révolutionnaires. Ceux-ci perdirent, bien sûr, précisa-t-il d’un air malheureux, mais ils eurent au moins le comte Waldmuller. Ah, j’aurais aimé être là pour voir ça ! Un des lieutenants du comte avait découvert où le groupe allait combattre, et il avait fait venir ses troupes par-derrière.
Ferdi frissonna et prit une autre part de cake.
— Mais elles arrivèrent trop tard. Elissa von Leibnitz avait réussi à faire parvenir un message à d’autres révolutionnaires qui accoururent en renfort. Le Dr. Beck les mena au combat. Ils luttèrent avec tant de bravoure, comme s’ils étaient sûrs de vaincre, que le comte von Waldmuller battit en retraite et reçut une balle au cours de sa fuite. Apparemment, il perdit sa jambe. (Ferdi s’éclaira soudain d’un sourire.) Il a une jambe en bois, maintenant. Tout le monde dit que c’est le Dr. Beck qui l’a touché ! Je sais où habite Max Niemann ! On y va demain ?
— Pas encore, répondit Monk, songeur.
Il se rendait compte de la déception de Ferdi, et il était également surpris que son père le laissât aussi longtemps avec quelqu’un dont il ne savait rien. Les lettres d’introduction de Pendreigh et Callandra avaient-elles un tel pouvoir qu’elles dissipaient toutes les inquiétudes ?
— Vous savez déjà tout sur lui ! insista Ferdi en se penchant vers Monk pour réclamer son attention. Que puis-je découvrir d’autre ? Le Dr. Beck vit désormais à Londres. Elissa von Leibnitz l’aimait et l’a épousé.
La tristesse se lisait sur son visage.
— Les autres sont morts. Qu’est-ce qui ne va pas, Mr. Monk ? Ce n’était pas ça que vous vouliez ?
— Je ne sais pas. Ce n’est certainement pas ce à quoi je m’attendais.
Rien n’indiquait que Max Niemann fût allé à Londres afin de ranimer une vieille histoire d’amour et que, rejeté, il eût perdu la tête et tué deux femmes. Tous les témoignages que Ferdi lui avait traduits mettaient l’accent sur les liens profonds entre les trois anciens révolutionnaires, et il semblait évident qu’Elissa avait préféré Kristian depuis le début ; d’ailleurs ils s’étaient mariés avant de quitter Vienne. Si Niemann était venu à Londres en s’imaginant qu’Elissa avait changé d’avis, Monk devait en apporter la preuve pour que Pendreigh puisse s’en servir lors du procès.
— Et les amis du Dr. Beck qui n’étaient pas des révolutionnaires ? demanda-t-il. Il a forcément connu d’autres gens. Sa famille, par exemple ?
— Je les trouverai ! promit Ferdi. Ça ne devrait pas être difficile. Je sais à qui m’adresser. Mon oncle maternel connaît tout le monde, et ceux qu’il ne connaît pas, il les trouvera quand même. Il est au gouvernement.
Monk grimaça, mais cela faisait déjà une semaine qu’il avait quitté Londres. Il ne pouvait se payer le luxe d’être trop prudent. Il accepta.
Il fallut deux journées épuisantes de son précieux temps pour arranger la rencontre, et comme ces personnes parlaient couramment anglais, Ferdi, à sa grande tristesse, ne fut pas invité. Monk lui promit de lui rapporter tout ce qui présenterait un intérêt, et il vit son visage s’éclairer de soulagement.
Le frère aîné de Kristian vivait avec son épouse dans Margareten, un quartier discret mais résidentiel au sud de la ville. Monk, qui avait grappillé quelques mots d’allemand grâce à ses recherches avec Ferdi, fut capable de héler un fiacre et d’arriver à l’heure prévue.
Un valet de pied lui ouvrit, avec la même affabilité que l’eût fait un domestique à Londres, et le fit entrer dans un petit salon joliment décoré.
Il n’attendit pas longtemps. Josef et Magda Beck vinrent le rejoindre. Monk fut intrigué par la ressemblance des deux frères. Josef avait la même carrure, la même taille, le même corps mince mais musclé, les mêmes mains manucurées que Kristian. Il avait lui aussi des cheveux bruns, mais ses yeux n’avaient pas l’extraordinaire beauté lumineuse de ceux de son frère, ni ses traits la passion, sa bouche la sensualité.
Sa femme, Magda, était blonde avec un teint olivâtre et des yeux noisette. Elle était davantage agréable à voir que jolie.
— Comment allez-vous, Mr. Monk ? demanda Josef avec raideur. J’ai cru comprendre d’après votre lettre que vous aviez de mauvaises nouvelles de mon frère.
Il n’avait pas l’air surpris ni inquiet, mais peut-être ne trahissait-il jamais ses sentiments devant un étranger. Si Magda ne partageait pas sa retenue, elle était trop dévouée pour ne pas suivre son exemple.
Monk avait déjà décidé que la franchise, jusqu’à un certain point, était sans doute la tactique la plus féconde.
— Je vous remercie, dit-il avec gravité. Je ne sais si vous avez appris que son épouse a été assassinée il y a trois semaines environ…
Il vit à leur visage horrifié qu’ils n’étaient pas au courant.
— Je suis navré d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles.
Magda était sous le choc.
— C’est affreux ! s’exclama-t-elle d’une voix chargée d’émotion. Comment va Kristian ? Dire qu’il l’aimait tant !
Monk essaya de déchiffrer ce qu’elle ressentait. Avait-elle bien connu Elissa ? Avait-elle de la peine pour Kristian ou pour sa belle-sœur ? Il décida de ne pas dévoiler le reste de l’histoire avant de se faire d’eux une idée un peu plus précise.
— Il est catastrophé, bien sûr, répondit-il. C’était si soudain et si pénible.
— Je suis profondément touché, dit Josef d’un ton plutôt compassé. Il faut que je lui écrive. Nous vous remercions de nous avoir informés.
Il ne parut pas surpris que Kristian ne les ait pas prévenus lui-même. Cette omission mit Monk mal à l’aise. Il pensa au souci qu’Hester se faisait pour son frère Charles ; à sa propre sœur, Beth, à qui il écrivait rarement. C’est lui qui avait rompu leurs relations.
La conversation s’épuisait. Ils devaient croire qu’il était venu uniquement pour les informer de la mort d’Elissa. Ils allaient bientôt lui dire poliment au revoir. Il devait leur en apprendre davantage, pour les secouer, les forcer à réagir.
— Ce n’est pas aussi simple, dit-il plutôt abruptement. Mrs. Beck a été assassinée et la police a arrêté Kristian.
Il obtint les réactions attendues. Magda s’effondra sur le canapé, le souffle coupé. Josef devint blanc comme un linge et vacilla sur ses pieds, oubliant de voler au secours de sa femme.
— Dieu du ciel ! s’écria-t-il. C’est affreux !
— Pauvre Kristian, bredouilla Magda en se plaquant les mains sur la figure. Savez-vous comment c’est arrivé ?
— Non. Je crois que tout a commencé et s’est peut-être terminé ici, à Vienne.
Josef releva vivement la tête.
— Ici ? Mais Elissa était anglaise et ils vivent à Londres depuis 1849. Pourquoi ici ? Ça n’a aucun sens.
Magda dévisagea Monk.
— Ce n’est pas Kristian, n’est-ce pas !
C’était plus qu’une exclamation, un défi.
— C’est vrai, c’est un passionné, mais se battre sur les barricades, tuer des gens, même des inconnus, pour une cause aussi noble que la liberté, ce n’est pas la même chose que d’assassiner un membre de sa propre famille. Je ne peux pas dire que nous ayons jamais compris Kristian. Il était…
Elle haussa les épaules, indécise.
— Je ne sais trop comment vous expliquer sans vous donner une fausse impression. Il prenait des décisions rapides, il se connaissait bien, il avait l’âme d’un chef et les gens se tournaient vers lui parce qu’il ne montrait jamais qu’il avait peur, jamais.
— Il était impétueux, dit Josef en regardant Monk. Il n’écoutait pas toujours la voix de la raison et il manquait de patience. Mais ce que ma femme essaye de vous dire, c’est que c’était un homme honorable. S’il a jamais été violent, c’était pour un idéal, en aucun cas par colère ou par égoïsme. S’il a tué Elissa, il doit y avoir des explications, des circonstances atténuantes. Je suppose que c’est cela que vous cherchez, même si je doute que vous les trouviez à Vienne. C’est si vieux. Ce qui s’est passé pendant la révolution est réglé depuis longtemps, ou oublié.
Comme il ne s’adressait qu’à Monk, il ne vit pas l’ombre passer sur le visage de Magda.
— Connaissez-vous Max Niemann ? demanda Monk.
— Oh, j’ai entendu parler de lui, bien sûr, répondit Josef. Il a été très actif lors du soulèvement, mais je crois qu’il a changé depuis. Il y a eu des représailles, naturellement, mais ça n’a pas duré. Niemann s’en est très bien sorti. Kristian a bien fait de quitter l’Autriche, et sa femme aussi. Elle était… (Il hésita)… devenue très célèbre parmi un certain groupe. Tout de même, je n’arrive pas à imaginer que quelqu’un ait voulu se venger d’elle à cause de son rôle dans les événements et qu’il soit allé jusqu’à Londres pour la tuer. J’aurais aimé vous aider, ajouta-t-il d’un air préoccupé, mais j’ai bien peur que vous perdiez votre temps.
Il fit un geste de la main.
— Cependant, nous ferons tout ce que nous pourrons. Avez-vous des noms, des gens que vous souhaitez rencontrer ou sur qui vous renseigner ? Je connais du monde au gouvernement et dans la police. Ils vous aideront si je le leur demande. Il serait sans doute sage de ne pas préciser que Kristian lui-même est soupçonné.
— Cela m’intéresserait d’entendre d’autres versions du rôle de Niemann dans la révolution, dit Monk, s’efforçant de cacher sa déception. De même que d’autres opinions sur Kristian.
— Vous voulez des témoins de moralité ? demanda vivement Magda.
Elle jeta tour à tour un regard sur Josef puis sur Monk.
— Je suis sûre que le père Geissner sera d’accord, il sera même prêt à aller témoigner à Londres, si c’est utile.
— Le père Geissner ? s’étonna Monk, un peu perdu.
— Notre prêtre. Il est très apprécié, même s’il a soutenu les insurgés, et secouru les blessés pendant les combats de rue. Je ne vois que lui pour apporter son concours à Kristian, et…
— Tout à fait ! renchérit aussitôt Josef avec ferveur. Comment se fait-il que je n’aie pas pensé à lui ? Je vous le présenterai dès demain, si vous le désirez.
Monk le remercia, sautant sur la chance incertaine qui se présentait. Peut-être le prêtre lui dresserait-il un tableau plus clair de Niemann, plus subtil que les récits épiques hauts en couleur qui avaient eu le temps de s’enjoliver depuis treize ans, et qui masquaient jalousies ou affronts derrière les nécessités de la politique.
— De toute façon, nous devons le voir pour qu’il dise une messe à la mémoire d’Elissa, intervint Magda en faisant le signe de croix.
Josef l’imita aussitôt, et baissa un instant la tête.
Monk fut pris de court. Il n’avait pas imaginé que Kristian fût catholique. C’était un aspect qu’il n’avait pas envisagé.
De retour à Londres, il devrait s’assurer qu’on autoriserait un curé il venir voir Kristian aussi souvent que ce dernier le souhaiterait.
— Merci infiniment, dit-il, rasséréné. Oui, j’aimerais beaucoup parler au père Geissner.
— Naturellement.
Josef semblait soulagé. Il avait enfin pu être utile. Monk allait demander quand et où aurait lieu la rencontre, puis prendre congé, lorsque le valet de pied annonça l’arrivée de Herr et Frau von Arpels. Josef lui ordonna de les faire entrer.
Von Arpels était un homme mince aux cheveux blonds clairsemés et au visage anguleux. Sa femme était quelconque, mais sa voix était étonnamment agréable, très grave et légèrement rauque.
Après les présentations, Josef leur annonça la mort d’Elissa, sans en préciser la cause. Les von Arpels exprimèrent leur affliction et offrirent de prier pour elle et d’assister à la messe pour le repos de son âme.
— Restez-vous longtemps à Vienne, Herr Monk ? demanda von Arpels. Il y a de nombreuses choses à voir. Êtes-vous déjà allé à l’opéra ? Au concert ? Il y a un excellent programme de Beethoven et de Mozart. Une croisière sur le Danube, peut-être ? Certes, c’est un peu tard, bien trop froid. Le vent vient de l’est, il est parfois plutôt mordant à cette époque de l’année.
Frau von Arpels sourit à Monk.
— Vous préférez peut-être quelque chose de plus léger ? Les cafés ? Nous pouvons vous indiquer les endroits en vogue… ou ceux qui le sont moins, mais plus divertissants. Est-ce que vous dansez, Herr Monk ? demanda-t-elle avec de la ferveur dans la voix. Il faut danser la valse ! On ne peut pas venir à Vienne sans aller valser ! Herr Strauss a fait de notre ville la capitale mondiale de la valse ! Tant que vous ne l’avez pas entendu diriger un orchestre… que vous n’avez pas valsé jusqu’à épuisement, vous n’avez pas vraiment vécu !
— Helga, je t’en prie ! l’arrêta vivement von Arpels. Herr Monk va te trouver frivole.
Au contraire, Monk était séduit. Il se rappela qu’à Venise, à son grand étonnement, il avait dansé… et même assez bien !
— J’adorerais ça, dit-il avec sincérité. Mais je ne connais personne, et, malheureusement, je dois rentrer à Londres dès que j’en aurai terminé ici.
— Oh, je peux vous présenter quelqu’un, proposa Helga von Arpels. Je suis même sûre de vous obtenir un rendez-vous avec Herr Strauss, si vous le désirez.
— Helga, pour l’amour du ciel ! gronda von Arpels d’un ton si vif qu’il en était presque grossier. Herr Monk n’a aucune envie de rencontrer Strauss. C’est un excellent musicien, mais il est juif ! Je t’ai déjà prévenue de ne pas te lier d’amitié avec n’importe qui. On doit certes rester poli, mais on doit aussi faire attention à ne pas se tromper de camp. Regarde ce qui est arrivé à la pauvre Irma Brandt ! Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
L’atmosphère parut soudain plus froide. Une dizaine de questions envahirent l’esprit de Monk, mais ce n’était pas aux von Arpels qu’il devait les poser. Helga eut l’air furieux. Son mari l’avait embarrassée devant ses amis et un étranger, mais elle ne pouvait répondre.
— Merci de votre générosité, Frau von Arpels, dit-il. Je m’efforcerai d’aller écouter Herr Strauss, même si j’y vais seul et que je ne puisse danser. Ce sera, j’en suis sûr, un souvenir inoubliable.
Elle esquissa un sourire, et un éclair de connivence illumina ses yeux.
Monk remercia de nouveau Josef et Magda, nota l’adresse du père Geissner, et Magda l’accompagna à la porte. Dans le hall, elle pria la femme de chambre de disposer et descendit quelques marches avec lui.
— Mr. Monk, y a-t-il quelque chose d’autre que nous puissions faire pour aider Kristian ?
Était-ce vraiment pour lui demander cela discrètement qu’elle l’avait suivi ? Josef ne tarderait pas à remarquer son absence.
— Oui, décida-t-il sans hésitation. Dites-moi ce que vous savez des sentiments entre Kristian, Elissa et Max Niemann. Il est venu trois fois à Londres l’année dernière, a vu Elissa secrètement, mais jamais Kristian.
Magda parut légèrement surprise.
— Il l’a toujours aimée. Mais pour autant que je sache, elle ne s’intéressait qu’à Kristian.
— Était-elle réellement amoureuse de lui ?
Monk voulait la vérité, même si cela devait compliquer la défense.
— Oh, oui, assura Magda avec véhémence.
Un petit sourire triste étira ses lèvres.
— Elle était jalouse de cette juive, Hanna Jakob, parce qu’elle était elle aussi très courageuse, et qu’elle avait beaucoup de personnalité. En outre, elle était amoureuse de Kristian. Je l’ai vu sur son visage… et compris à sa voix. Max était trop facile à conquérir pour Elissa. Elle n’avait aucun mal à se donner afin de gagner son cœur. (Elle poussa un petit soupir.) Bien souvent, nous ne voulons pas ce qui nous est donné sans effort. Si on ne paie pas d’une manière ou d’une autre, ça ne vaut pas la peine. C’est du moins ce que nous pensons.
Monk entendit le bruit de portes qui s’ouvrent et se ferment.
— Je vous remercie encore de vous être dérangé pour nous apprendre la triste nouvelle, Mr. Monk, dit vivement Magda. C’était très aimable à vous. Au revoir.
— Au revoir, Frau Beck, répondit Monk.
Et il s’éloigna, luttant contre le vent, la tête pleine de nouvelles idées.
Ferdi n’était pas la personne à qui Monk aurait dû s’adresser pour obtenir des éclaircissements sur les odieux propos tenus chez les Beck. Cela n’avait d’ailleurs aucun rapport avec Kristian, Elissa ou Max Niemann. Toutefois, Ferdi brûlait de curiosité. Il posa question sur question à propos de Josef et de Magda cependant qu’ils dégustaient un chocolat chaud, que la nuit tombait, et que les cafés, qui se remplissaient peu à peu, bruissaient de conversations. Monk laissa échapper malgré lui le commentaire de von Arpels sur Strauss. Il ne vit aucune réaction de la part de Ferdi.
— Beaucoup de gens pensent la même chose des juifs ? demanda-t-il.
— Oui, naturellement. Pas en Angleterre ? s’étonna le jeune homme.
Monk fut obligé de réfléchir à la question. Il n’avait pas fréquenté de milieux où il aurait pu entendre ce genre de jugement.
— L’occasion ne s’est jamais présentée pour moi de le vérifier, dit-il, évasif.
Ferdi n’en revenait pas.
— Vous n’avez pas de juifs en Angleterre ?
— Bien sûr que si ! Un de nos hommes politiques les plus en vue – Benjamin Disraeli – est juif. Mais je ne suis pas sûr d’en connaître moi-même.
— Nous non plus. Mais j’en ai vu, bien sûr.
— Comment le sais-tu ?
— Quoi ?
— Comment sais-tu qu’ils sont juifs ?
Ferdi resta perplexe.
— Mais… euh, on le sait, non ?
— Pas moi.
Ferdi rougit.
— Non ? Mes parents le savent toujours. Naturellement, il faut rester poli, mais il y a des choses qu’on ne fait pas.
— Par exemple ?
— Euh…
Ferdi baissa la tête d’un air malheureux.
— On fait des affaires avec eux, naturellement – beaucoup de banquiers sont juifs – mais on ne les invite pas chez soi, ni à son club ou des choses comme ça.
— Pourquoi pas ?
— Pourquoi pas ? Euh… nous sommes chrétiens ! Ils ne croient pas en Jésus-Christ. Ils l’ont crucifié.
— Il y a dix-huit cents ans, remarqua Monk. Ceux qui l’ont fait, juifs ou autres, ne sont plus en vie depuis longtemps. Vous êtes nombreux à penser la même chose ?
— Tous les gens que je connais, répondit Ferdi avec une grimace. En tout cas, c’est ce qu’ils disent. Ça revient au même… n’est-ce pas ?
Monk n’avait pas de réponse et, de toute façon, cela n’avait probablement rien à voir avec la mort d’Elissa Beck. Cet aspect de la société viennoise était juste un autre pan du passé de Kristian qu’il n’avait pas envisagé, et qui ne collait pas avec ce qu’il savait de l’homme, ou croyait savoir.
D’ailleurs, Kristian ne partageait peut-être pas le point de vue de Josef.
Monk commanda deux cafés, oubliant qu’ils venaient de boire du chocolat.
Ferdi sourit, mais ne dit rien.